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[Loi Asile et Immigration] "Il faut protéger le débat et s'éduquer au fait migratoire" pour Noémie PATE

Noémie Paté, maître de conférence en sociologie à la Faculté de Sciences sociales, d'Economie et de Droit de l'ICP, rappelle l'importance du débat concernant le projet de loi relatif au contrôle de l'immigration et de l'intégration adopté récemment par le Sénat.

Noémie Paté, Directrice du Master Transitions Durables, parcours action sociale et solidarités internationales / Directrice du DU Action Sociale et Migrations Photo Frederic Albert

Le contexte actuel d’échanges accélérés relatifs à la loi Asile et Immigration interpelle les chercheurs qui, pour certains, prennent la parole non pas pour investir le champ politique (y risquant une potentielle sortie de la neutralité scientifique) mais pour vérifier les arguments avancés dans ce champ. L’importance de l’éducation au fait migratoire apparaît alors très clairement : ce qui est en jeu, c’est la protection des espaces et du temps du débat.

Projet de loi n°304 : de quoi parle-t-on ?

Adopté au Sénat le 14 novembre dernier, le projet de loi n°304 ayant pour objectif de réformer le Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA) sera débattu dans l’hémicycle à partir du 11 décembre. Ce projet était initialement présenté par M. Darmanin comme une nécessité « pour contrôler l’immigration et améliorer l’intégration », reprenant le couplet traditionnel fermeté/humanité (M. le Ministre de préciser qu’il serait « méchant avec les méchants et gentil avec les gentils »). Le volet « humanité » semblant avoir été oublié au seuil du Sénat, les mesures qui y ont été adoptées par 210 voix contre 115 sont particulièrement restrictives : durcissement du regroupement familial, de l’obtention de la nationalité et du droit d’asile, suppression de l’aide médicale d’État (AME), précarisation des étudiants étrangers, facilitation des mesures d’expulsion en cas de « menace à l’ordre public », etc. Des « atteintes graves aux droits fondamentaux », selon le Président de la Commission nationale consultative des droits de l'Homme (CNCDH), M. Burguburu. De retour à l’Assemblée, le texte remanié revient sur certaines de ces mesures, avec le rétablissement de l’AME ou la suppression du délit de séjour irrégulier. Et en maintient d’autres : la facilitation des expulsions, la réduction des délais d’examen de demandes d’asile, l’exclusion des déboutés du droit d’asile du dispositif d’hébergement d’urgence, le principe de décision par juge unique à la Cour nationale du droit d'asile (CNDA), l’extension de la déchéance de nationalité.

Les arguments du projet de loi versus les enjeux scientifiques et la réalité du terrain

En tête de l’agenda politique, malgré le fait que l’immigration n’est plus la préoccupation première des Français (IFOP - 2022), ce projet de loi a-t-il pour objectif de s’emparer véritablement des enjeux migratoires actuels ? Un consensus scientifique se fait entendre ces derniers jours : l’ambition réelle de ce projet serait davantage de montrer à l’opinion publique que ses peurs de l’invasion, de l’appel d’air et du « grand remplacement » ont été entendues. Le raisonnement est désormais bien rodé : accueillir dignement génèrerait encore plus de flux migratoires, ce qu’il faut à tout prix éviter car ceux-ci dépassent déjà le « seuil de tolérance » de la France. Les arguments qui sous-tendent cette thèse sont pourtant en complet décalage avec la réalité.

Les données recueillies par l’OCDE, l’ONU, l’Institut Convergence Migrations (ICM), etc., le démontrent chaque année : la grande majorité des migrations du Sud restent dans le Sud ; la progression mondiale, et française, des migrations internationales est relative et linéaire, et non exponentielle ; la hausse des titres de séjour en France ces 20 dernières années est principalement due à la migration estudiantine, tandis que la migration de travail diminue et la migration familiale recule ; l’impact économique des migrations sur le pays d’accueil tend à être neutre ou positif ; les prestations sociales ne sont pas, et n’ont jamais été, un facteur-clé de la migration ; la France n’a pas « pris sa part » dans l’accueil européen des réfugiés et a plutôt tendance à se défausser sur les pays voisins et les pays tiers dans le cadre de politiques d’externalisation ; et, si des quotas d’immigration devaient être votés selon les capacités d’accueil structurelles de la France, l’immigration serait amenée à augmenter et non diminuer.

La démarche n’est nullement de remettre en cause l’inviolabilité du pouvoir souverain du peuple français, seul capable de décider qui a vocation ou non à se maintenir sur le territoire national. Il faut toutefois rappeler que l’une des dimensions essentielles de toute politique publique est le monitoring – l’évaluation des précédentes politiques à la lumière d’enquêtes scientifiques. Or, depuis les années 1980, une nouvelle loi sur l’immigration est adoptée en moyenne tous les 17 mois, ce qui, d’ailleurs, a participé à établir l’immigration comme « problème », et ce sans avoir évalué la loi précédente ni ses effets. Aujourd’hui encore, le débat – et la politique migratoire – se construit sur une représentation fantasmée de l’immigré, alternant entre victime vulnérable et criminel dangereux, et non pas sur des données rigoureusement recueillies. « Ce n’est pas tant l’immigration qui est incontrôlée en France que l’usage politique des chiffres de l’immigration », nous dit François Héran, professeur au Collège de France et directeur de l’Institut Convergence Migrations.

Prenons le temps d’apprendre, de débattre, d’évaluer, de nous former

Cela est dommageable, notamment pour deux raisons.
D’une part, le risque est d’invisibiliser des situations au profit de mesures choc : quid des discriminations vécues par les femmes migrantes, qui représentent 52% de l’immigration en France ? Des effets de la dématérialisation des procédures sur l’accès aux droits ? De la rétention ou du rejet sommaire des mineurs ? De l’accès à l’aide humanitaire en contexte d’urgence, par exemple dans le Nord de la France ? Pour citer la chercheuse Eva Cossé, « faire reculer les protections en matière de droits humains ne rendra (pourtant) pas la France plus sûre ».

D’autre part, nous risquons de rejouer éternellement la même scène, clivante, opposant deux adversaires, le « facho sans cœur » face au « bien-pensant naïf » qui ne mesurerait pas les effets négatifs de ses bonnes intentions. Et entre eux, des stratégies rhétoriques visant la disqualification des propos de l’interlocuteur – avortant ainsi toute forme de débat. Ces stratégies reposent souvent sur des idées d’évidence, de bon sens : il suffit de descendre dans la rue, d’ouvrir les yeux, pour comprendre la migration. Or la migration, fait social total, est un phénomène complexe qui ne cesse de se complexifier, et qui perdurera quelles que soient les politiques adoptées : la question n’est donc pas de savoir si l’on est pour ou contre l’immigration, mais comment nous pouvons, ensemble, « faire avec ».

Alors que ce projet de loi est en train d’être étudié et voté en procédure accélérée, une procédure initialement destinée à accélérer le temps législatif de façon exceptionnelle en cas d’urgence, le détour par l’éducation au fait migratoire et par la concertation sociale est par conséquent essentiel.
 

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Le DU Action sociale et Migrations, porté par l'ISFEC la Salle Mounier de l'Institut Catholique de Paris, en partenariat avec la Faculté de Sciences sociales, d'Economie et de Droitest dirigé par Noémie Paté. Il apporte des réponses concrètes à ceux et celles qui souhaitent s’engager sur la question des migrations : travailleurs sociaux, éducateurs, enseignants, acteurs juridiques et territoriaux, bénévoles d’associations, RH, DRH, Responsables Diversité et inclusion, Responsables RSE.

Les participants acquièrent des connaissances académiques solides et participent à des temps d’échanges et d’analyse de pratiques avec des professionnels du secteur associatif et institutionnel.

La formation est compatible avec le maintien d’une activité professionnelle.

Publié le 8 décembre 2023 Mis à jour le 11 décembre 2023

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