« En entrant en Espagne, je n’ai pas l’impression d’arriver, mais de revenir […] Nos classiques sont les classiques de l’Espagne, nos prénoms et nos noms de famille viennent presque tous de là-bas, nos rêves de justice, et même certaines de nos colères de sang et de fanatisme, sans parler de nos vieux restes d’honneur hidalgo, sont un héritage espagnol. »
Ces paroles du prix Nobel de littérature colombien Gabriel García Márquez s’adressaient au président espagnol José María Aznar, au moment où celui-ci envisageait d’imposer un visa aux citoyens latino-américains souhaitant entrer sur son territoire. L’homme de lettres, qui avait connu une vie d’errance dès les années 1950 et dépeint la guerre froide, les complexes relations Nord/Sud, et les inégalités sociales, mettait en valeur l’esprit universaliste, qui embrasse à la fois la richesse des racines et celle de l’étranger.
Un quart de siècle plus tard, la guerre entre la Russie et l’Ukraine ainsi que les conflits au Proche-Orient ravivent les tensions entre nations et alimentent un discours xénophobe. L’accession de Donald Trump à la Maison Blanche semble marquer une rupture profonde avec l’ordre mondial établi depuis la Seconde Guerre mondiale. Le multilatéralisme, fondé sur la coopération internationale, est remis en cause ; et son négationnisme face au changement climatique, sa radicalité ultraconservatrice et sa vision essentiellement mercantile constituent les marqueurs de son action politique.
Or, dans un monde de plus en plus interconnecté, où les interdépendances ne se limitent plus aux seuls domaines économique et commercial, il devient urgent de promouvoir une éducation à la citoyenneté mondiale, tout au long de la vie.
C’est précisément à cette tâche que l’Unesco s’attelle depuis 2011. Son guide Éducation à la citoyenneté mondiale : Préparer les apprenants aux défis du XXIᵉ siècle définit cette éducation comme un sentiment d’appartenance à une humanité commune, tout en établissant des liens entre le local, le national et le mondial. Pour cela, elle propose trois axes : une approche cognitive pour étudier institutions et enjeux géopolitiques ; une approche socioaffective, visant à renforcer des valeurs telles que les droits de l’homme, la solidarité et le respect pour la diversité ; sans oublier un engagement concret envers les causes sociales, la paix et la défense des valeurs démocratiques.
Dans son rapport de 2021 sur les futurs de l’éducation, l’Unesco souligne la nécessité de renforcer les compétences en citoyenneté mondiale ainsi que les compétences socioémotionnelles, essentielles à la participation civique et économique.
Les études transnationales menées par l’International Association for the Evaluation of Educational Achievement (IEA) et l’OCDE révèlent les difficultés rencontrées par les élèves dans ces domaines, comparables à celles observées en lecture, en mathématiques ou en sciences. Dès 2018, l’OCDE a intégré dans son enquête PISA une évaluation de la « compétence mondiale », visant à mesurer les acquis des élèves de 15 ans en matière d’apprentissage interculturel et global.
La citoyenneté mondiale : une notion complexe
Le Dictionnaire critique des enjeux et concepts des « éducations à » constate que celles-ci émergent dans les années 1980 en réponse à de nouveaux défis sociaux, économiques et politiques. Elles abordent divers domaines, allant de l’éducation à la citoyenneté et la solidarité, la biodiversité, l’interculturalité, la paix, jusqu’à l’éducation aux médias et à l’information, et incluent même l’éducation à la santé sexuelle, entre autres.
Mais leur émergence suscite de nombreuses critiques. D’une part, elles ne possèdent pas de structure propre, car elles ne s’appuient pas sur une discipline académique définie, leur principale caractéristique étant de répondre à des enjeux sociaux conjoncturels ; ce qui nécessite l’étude de multiples champs du savoir. D’autre part, leur contenu multidisciplinaire et leur dynamique pédagogique, qui privilégient les groupes réduits pour favoriser le débat et la pratique plutôt que les cours magistraux, rendent leur mise en œuvre plus complexe.
Enfin, elles peuvent être enseignées par des intervenants extérieurs, ce qui remet en question le monopole de l’éducation formelle. Ces acteurs, liés à l’apprentissage informel, se rencontrent fréquemment au sein d’organisations non gouvernementales de développement. Comme le montre Laura Sullivan, vice-présidente de l’ONG européenne Concord dans son dossier sur l’éducation à la citoyenneté mondiale en Europe le financement des projets liés à l’éducation à la citoyenneté mondiale en Europe est majoritairement assuré par les ministères des Affaires étrangères, plutôt que par les ministères de l’éducation nationale.
Bien que l’Agence française de développement (AFD) promeuve plusieurs projets dans ce domaine, le dossier de Concord souligne le faible engagement du ministère de l’éducation nationale en matière d’éducation à la citoyenneté mondiale (ECM).
Au niveau européen, compte tenu de l’ampleur des thématiques abordées, chaque pays définit la citoyenneté mondiale de manière différente, ce qui pose aussi la nécessité d’un débat sémantique. Cela dit, de manière générale, la plupart des projets sont liés à l’éducation au développement et à la solidarité.
Perspectives en France
En lien avec les nouveaux programmes d’enseignement moral et civique, une circulaire interministérielle a été émise en 2024 pour guider les enseignements de « l’éducation à la citoyenneté mondiale et à la solidarité internationale, de l’éducation au développement durable et de l’éducation à la citoyenneté mondiale ».
Comme le souligne la brochure, dans le cadre des Objectifs de développement durable, il est nécessaire d’instruire et d’éduquer de nouvelles générations engagées et responsables face à de nombreux défis : les inégalités socioéconomiques, la lutte contre le racisme et la xénophobie, les enjeux du développement solidaire au Sud, ou encore la protection de la biodiversité.
À l’Institut catholique de Paris, nous avons créé un Grand Cours sur la citoyenneté mondiale, afin de proposer une réflexion approfondie sur les enjeux de cette éducation face aux défis contemporains.
Lors des sessions de 2024 et 2025, ce Grand Cours a été proposé à l’ensemble des facultés, et réuni 450 étudiants issus de diverses formations de licence. Grâce à des approches théoriques et à la participation d’experts en cosmopolitisme, tels les philosophes Francis Wolff et Louis Lourme, l’ancien directeur de l’Unesco Federico Mayor Zaragoza, le professeur en urbanisation par les plateformes numériques Filippo Bignami, Claire Thoury, présidente du Mouvement associatif, ou encore Vincent Picard, vice-président en France de la communauté de Sant’Egidio, les étudiants ont exploré les principales notions et initiatives liées à ce domaine.
Les évaluations montrent que, si certains étudiants perçoivent cette approche comme idéaliste ou utopique, tous en reconnaissent le bien-fondé. Ils soulignent l’intérêt d’une éducation fondée sur la responsabilité, le bien commun et la compréhension du monde.
Les questions cruciales de l’actualité nous obligent à repenser l’éducation des nouvelles générations. Il est temps de construire des ponts entre les différents partenaires, de renforcer la recherche en éducation à la citoyenneté mondiale, et de confier un rôle clé au ministère de l’éducation nationale pour former les nouveaux enseignants dans un esprit humaniste et engagé envers ce monde qui est le nôtre.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.